Un atelier TO et trois théâtres forums en Pédagogie Freinet

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Voici un extrait (le deuxième) d’un texte de 3 parties, qui m’a été demandé par l’ICEM (le mouvement Freinet). 3 chapitres ci-dessous: introduction, l’atelier, les 3 scènes de théâtre forum public.

Introduction : Du théâtre libre au théâtre de l’opprimé

J’ai rencontré la pédagogie Freinet en mai 1968. Devenu instituteur peu après, j’ai très vite mis en place le théâtre libre dans ma classe unique à Oudeuil (60). Lorsque je m’interrogeais sur l’aspect conformiste du jeu des élèves (adultes dominant systématiquement les enfants), un échange avec les collègues du groupe départemental de l’Oise m’a particulièrement éclairé. Alors que je pensais avoir échoué parce que les enfants reproduisaient les rapports de dominations enfant/adultes dans leurs improvisations, ils m’ont permis de comprendre que je pouvais regarder autrement leurs créations : lorsqu’un enfant joue un adulte, il met en scène les rapports de force générationnelle et d’autorité patriarcale tels qu’il les ressent, les vit. Il prend son rôle au sérieux.

Or, le théâtre, c’est sérieux, et si c’est sérieux, ce qui se passe sur scène, c’est tout simplement vrai. Par conséquent les acteurs avaient mis en scène… la réalité.

Je pense à cette phrase que j’allais bientôt rencontrer : « l’image de la réalité est réelle en tant qu’image ».

Restait la question : comment sortir du conformisme et de l’ordre établi ? Avec un début de réponse : l’image théâtrale, celle des désirs, des rêves, est donc réelle, elle aussi. Alors… Et si on apprenait à jouer nos rêves ? Les vivre viendra peut-être ensuite… (voir dans la rubrique « Coups de projecteur » .)

En 1980, invité par des collègues de l’école moderne, j’ai participé à un stage de formation au Théâtre de l’Opprimé, rencontré Augusto Boal et suis allé voir des spectacles de théâtre forum : nouvelle révélation ! Je me suis formé à cette méthode notamment au cours d’un stage Freinet autogéré d’un mois, à l’École normale d’instituteurs, en 1983. Nous avions alors travaillé une semaine entière avec des formateurs du T.O. ce qui avait abouti à la création d’un groupe « théâtre de l’opprimé » au sein de l’IDEM 60 (institut départemental de l’école moderne).

Nous avions commencé par monter un théâtre forum sur nos propres problèmes de militants pédagogiques, pour le jouer ensuite au congrès ICEM de Nanterre. A notre grand plaisir, les congressistes venus nous voir jouer nous dirent : « Tu es venu visiter notre groupe ? Non ? Pourtant c’est bien lui qui est décrit » ! la situation présentait donc un aspect universel et ils s’étaient bien reconnus, malgré la particularité des anecdotes mises en scène.

1. UN ATELIER HEBDOMADAIRE A L’ECOLE VIALA (Lille, 2002).

Une partie de l’après-midi du lundi est consacrée à des ateliers décloisonnés où les enfants de CE2 et CM s’inscrivent librement, pour un trimestre. J’anime l’atelier théâtre avec 16 inscrits. Nous disposons d’une grande salle au sol en parquet ciré, très agréable. Les séances durent environ 1h 30, parfois un peu plus si on « mange » la récréation.

Comme d’habitude, je commence par proposer des jeux issus de « l’arsenal » du Théâtre de l’Opprimé, liés à nos cinq sens : sentir ce que l’on touche, entendre ce qu’on écoute, voir ce qu’on regarde, se souvenir des goûts, des odeurs, mettre en jeu plusieurs sens… Souvent, je propose un bref tour des ressentis de chacun·e après le jeu. Ensuite j’en arrive au théâtre image, puis au théâtre image avec création de personnages, enfin à l’improvisation, puis au théâtre forum. (Ces différents termes seront expliqués au fil du texte).

En cercle, je précise quelques consignes : ici, tout est libre :

– On peut se retirer discrètement d’un jeu qu’on n’aime pas, si possible sans gêner les autres. – Chacun·e pourra accepter ou refuser de jouer tel ou tel rôle sans avoir à se justifier.
– On peut raconter en dehors ce que soi-même on a fait dans les jeux, mais pas ce que les autres ont fait, et c’est encore plus vrai à propos des improvisations ou des récits.
– Nous choisirons ensemble la distribution des rôles et ce que nous montrerons au public si un spectacle final est prévu.


2. LE SPECTACLE PUBLIC

Il dure une heure trente avec les interventions du public et compte trois scènes. Nous verrons plus loin comment nous y sommes parvenus, après des jeux préparatoires, puis des techniques de T.I. (théâtre image), qui ont préparé les récits et leur mise en scène théâtralisée.

2.1 Le rôle de chacun pendant la représentation

– Le joker ou la jokère (la personne formée au TO) mène la séance, présente les règles.
– Après chaque histoire jouée, les spec-acteurs pourront intervenir (un par un) mais pas depuis la salle, uniquement en venant sur scène, La circulation de la salle à la scène et retour est réglée par le joker.

– On vient sur scène de sa propre décision, ni poussé par un ami, ni (encore moins) par un adulte !
– Les acteurs conservent les rôles de leurs personnages, ne s’expriment pas en tant qu’eux-mêmes.

– Sur un clap du joker,les acteurs s’immobilisent en silence, se figent en plein mouvement.
– Après chaque intervention du public sur scène, le joker ou la jokère demande à l’intervenant·e « As-tu pu tenter ce que tu voulais tenter ? ». Il ou elle le ou la remercie, tente une synthèse et questionne la salle.

2.2 Première scène : « fille aînée, je fais tout »

Cette scène a eu un grand succès. Nicole fait la vaisselle, puis repasse, pendant que ses frères regardent la télé ou jouent. Dans la salle, les garçons rient, se donnent des coups de coude, en disant « Oui, oui, c’est bien comme ça» !

A la fin, je pose nos questions rituelles :
– Pensez-vous, comme Nicole, que ce n’est pas juste ?

Mouvements divers.

– Pensez-vous que ça pourrait être autrement ? (le public discute en mode brouhaha deux minutes).
– Nous allons rejouer la scène, et vous allez pouvoir intervenir. Voici comment : si un personnage te ressemble, si tu penses qu’il ou elle a la même volonté que toi, et si toi, à sa place, tu voudrais t’y prendre autrement, alors lève la main, j’arrêterai les acteurs, et tu pourras venir le ou la remplacer sur scène pour improviser une attitude différente. Les acteurs vont improviser avec toi, essayer de réagir comme le feraient leurs personnages dans la réalité.

Plusieurs filles sont vite venues sur scène remplacer Nicole, une d’elles a même tenté de donner le « fer à repasser» à son frère qui refusait en criant « j’suis pas une fille ! ».

Enfin, des garçons ont voulu venir jouer un frère solidaire de Nicole.

Précisons que la repasseuse, munie d’une boîte en plastique, (son fer) et d’une vraie chemise, jouait le rituel du repassage à la perfection. Elle tenait donc sa boîte comme un objet véritablement brûlant. Au cours des remplacements, on a vu que les garçons qui acceptaient d’inverser les rôles traditionnels, laissaient facilement le fer « brûler » la chemise en omettant de le redresser avant de le lâcher ! Et Nicole ne manquait pas de le faire remarquer (rires). D’autres repassaient la chemise en laissant les manches emmêlées. « T’es vraiment nul ! »
Ces remarques suscitent la question de l’apprentissage : quand et comment on apprend, (et de qui) ? à faire la vaisselle, laver le sol, faire un gâteau, repasser, etc.
On a bien ri, surtout en entendant une fille dire à son (vrai) frère venu repasser sur scène : « Ce soir je dis à maman que maintenant, c’est toi qui va repasser !»

2.3 Deuxième scène : « je suis un garçon, mais… »

Stéphane, que j’ai en classe, semble bien dans sa peau et a tenu à jouer son propre rôle. On le voit vivre à l’école dans ses vêtements multicolores. En récréation il joue avec les filles, il est proche de certaines en classe… Une scène montre quelques conflits avec ses parents à propos de ses cheveux et de ses vêtements.

Une autre scène raconte enfin le fameux rendez-vous entre l’enfant, sa mère, et la psychologue. Stéphane tient à nous montrer une psychologue normative, bien sûr jouée par une enfant.

Elle interroge Stéphane sur ses goûts, fait de petites grimaces, questionne sa mère sur sa petite enfance. Stéphane s’énerve et se défend :
« J’ai bien le droit de jouer à l’élastique, non ? » Mais la psy lui rétorque : « Tu es un garçon, ne l’oublie pas ». La mère ajoute « Tu as compris ? Alors joue avec les garçons ».
Stéphane sort en colère, puis pleure.
Fin de la scène.

Bien conscient que les enfants ne peuvent pas eux-mêmes résoudre ce problème, je ne demande pas au public : « Que feriez-vous à la place de Stéphane » ? mais je propose de venir sur scène sculpter l’image idéale (technique décrite plus bas).

Les enfants, l’un après l’autre, viennent modeler les acteurs (comme dans le jeu des statues, décrit plus loin) en leur montrant aussi quel visage faire (en miroir). On obtient vite un consensus : une mère et une psy approuvant Stéphane, qui est tout sourire.

Je demande ensuite « Dans la réalité, comment cela pourrait-il aller mieux pour Stéphane ? » (J’ai repéré dans la salle quelques adultes bienveillants). Aussitôt une femme vient remplacer l’enfant qui joue la psy. S’adressant à l’actrice qui joue la mère, elle lui demande :

– Vous avez peur de quoi ?

– …

– Qu’il devienne homosexuel ? C’est ça ?

– …

– Mais Madame, on ne devient pas homosexuel. Laissez le jouer et s’habiller comme il veut, ça ne changera rien ! L’homosexualité, ce n’est pas une maladie, ça ne s’attrape pas. Ce n’est pas interdit et c’est respectable…
Applaudissements, sans commentaire. Stéphane rayonne.
Je n’insiste pas en proposant d’autres remplacements. Il a été soutenu publiquement par une adulte, il l’a vécu, ressenti, et les enfants ont entendu.

Nous étions en 2002, Je pense que vingt ans plus tard, le débat aurait pu être différent. Les mœurs et les réflexions sur le genre ont évolué, heureusement.

2.4 Troisième scène : « Encore une bagarre aux toilettes ? »Au cours d’un remplacement, une petite vient se plaindre auprès des maîtresses qu’un grand a ouvert la porte des cabinets pendant qu’elle y était, et s’est moqué d’elle. Réponse musclée de l’enfant qui joue la maîtresse :
« Je l’ai déjà dit à tes camarades qui se plaignent ! Pfft… On est deux, on surveille la cour et le jardin, on peut pas être partout, débrouillez vous entre élèves. »

Silence. Puis la petite venue remplacer l’enfant, ajoute tranquillement :
« Mais madame, je crois qu’il faudrait trois maîtresses en récréation : une pour la cour, une pour les toilettes et une pour le jardin. Pourquoi vous faites pas comme ça ? ».

Stupeur des enfants-acteurs qui jouaient les adultes, et qui ne savaient plus quoi faire. Gros applaudissements dans la salle. Je savais qu’un conseil d’enfants allait avoir lieu, et j’ai pu constater plus tard que la question y avait été abordée.

Béatrice, membre du personnel municipal, appréciée de toutes et tous, avait jusque là pour missions d’ouvrir et fermer les portes extérieures, soigner les bobos, nettoyer les vomis, balayer les couloirs, réconforter… L’année suivante, ses taches ont été rediscutées avec elle, sa hiérarchie et l’équipe pédagogique. Elle se tient maintenant systématiquement, pendant les récréations, à l’entrée des toilettes, avec sa chaise et sa petite mallette d’urgence. Plus de bagarres d’eau, ni de portes qui s’ouvrent sauvagement. Le théâtre forum peut avoir des effets dans la vie réelle des institutions.

2.5 Remarques sur ces trois scènes.
Dès la première intervention, je me place en bord de scène, mais face à l’intervenant·e. Clap de début : improvisation. À moi d’arrêter l’intervention par un clap ou un stop, au moment où j’ai l’impression qu’on n’ira pas plus loin. Les acteurs s’immobilisent et tiennent la posture, sans commenter. Je demande alors à l’intervenant·e : « Est-ce que tu as pu faire ce que tu voulais ? Veux-tu continuer ? » et je remercie pour la tentative. Puis je pose des questions au public, en m’abstenant absolument de juger : « Ça va mieux comme ça ? », « Est-ce plus juste ? ». J’essaie de faire une synthèse de l’intervention, puis demande  « Qui voudrait prolonger cette intervention ? », « Qui a une autre idée, différente de celle-ci ? », Et j’ajoute…. « Ne raconte pas ton idée, viens la jouer ! »

Les interventions se succèdent, parfois contradictoires, ou surprenantes. Au cours des moments de forum il y a toujours des hésitations, des velléités d’intervention que je tente d’encourager, mais sans jamais obliger.
Quand c’est possible, il est agréable de terminer la séance par une intervention réjouissante, touchante ou optimiste.

Des formations au théâtre forum sont proposées sur le site www.reseau-to.fr

  1. Retour sur le processus de création du théâtre de l’opprimé en classe
    ce sera le thème d’un prochain écrit.

Jf Martel 06 85 54 99 68

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