Rencontre N°16. Par Julian Boal: L’Ecole de Théâtre Populaire à Rio. « Les personnages scindés »

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Rencontres N°16 du RTO: journée du samedi 12 novembre 2022

1) Julian Boal  nous présente l’Ecole du théâtre populaire (ETP) de Rio de Janeiro
Histoire de l’l’Escola de Teatro Popular (ETP).

Le mouvement des “travailleurs sans terre” avait organisé un festival d’art de gauche, et avait demandé à Julian d’être le curateur pour l’aile Théâtre de l’Opprimé. Julian a fait venir différents groupes, qu’il connaissait et qu’il ne connaissait pas, notamment l’école de théâtre politique de Buenos Aires, qui les a beaucoup inspirés. C’est un mouvement qui promeut l’autogestion des populations, et amène un écosystème d’espaces pré-figuratifs qui montre une sociabilité autre. Par exemple une école où les parents participent complètement à l’organisation mais aussi à la gestion des locaux, la propreté etc.

Cette école de théâtre politique a été une inspiration pour l’ETP, mais iels ont fait le choix de s’adresser à des militant·es et pas à la classe moyenne : les mouvements de jeunesse anticapitalistes et mouvements d’occupation rurale ou urbaine (type ZAD). Iels donnent des cours de TO et des cours de théâtre épique.

La question de l’esthétique s’est posée dans ces mouvements sociaux : l’ esthétique était très positive, très héroïcisante… Une rencontre avec une autre compagnie qui montrait la réalité des choses plutôt que montrer des symboles positifs inspirants, a donné envie d’une esthétique “plus négative”.
En mars 2018 : assassinat de Marielle Franco, conseillère municipale à Rio. Cet événement a été le signe que tout le monde pouvait mourir. Suite te à ça, l’ETP a voulu devenir une école militante : manifestations à la suite de l’assassinat de Marielle Franco, et scènes jouées autour de ces manifestations pour parler avec les gens qui n’étaient pas dans les manifs, essayer de vaincre la peur et reprendre la rue, convaincre les gens qu’une bonne rage c’est une rage organisée.
Malgré tout ça, Bolsonaro a gagné la même année. Nous avions besoin d’être plus fort·es et plus organisé·es : envie d’être une école-réseau d’ateliers de théâtre, tous faits en collaboration avec des mouvements sociaux.
Certains mouvements sociaux organisent des écoles « pré -bac”. Mais la durée, le programme de ces écoles restent déterminés par le calendrier et les sujets imposés par l’État. Pour notre théâtre, iels pouvaient choisir des sujets différents, pas de critère de matière scolaire. De plus, le théâtre organise les gens dans leur quartier directement.
A ce moment, l’école commence à être beaucoup plus grande (plus de 60 personnes), et propose des formations anti-capitalistes, féministes, etc. Elle commence à être financée par deux député.es. Et là, la crise sanitaire arrive : l’ETP est obligée de s’organiser autrement, c’est difficile pour des questions financières, d’espaces disponibles, ,etc. L’ETP devient plus académique (beaucoup d’étudiant·es) et se “blanchit” un peu. Au bout d’un certain temps, il y a eu une fatigue d’internet et du fonctionnement covid. Enfin, les vaccins arrivent : petit espoir.
Pendant la pandémie nous avons fait des distributions de carnets de poésies avec les paniers alimentaires.
Mais l’ETP n’avait pas vu la transformation de Rio post-pandémie : d’un côté l’ETP arrive à grandir (8 groupes au lieu de 4) mais des groupes très faibles (3 à 5 personnes par groupe, au lieu de 10 ou 12).
De plus, il y a des gens pro Bolsonaro dans les groupes ! Certes, un objectif était de sortir de l’entre soi de gauche ! Mais là, c’est devenu difficile de se parler. La vie des gens est aussi complètement différente d’avant la pandémie : par exemple des lycéen·es cherchent beaucoup moins à rentrer en fac… parce qu’il n’y a plus d’argent. Il y a maintenant beaucoup de décrochage scolaire pour raisons financières.
La question qui se pose alors : comment parler aux gens qui ne vont plus dans les structures où iels se rencontraient avant ?
Remarque sur les fake news. Les personnes y croient parce que :
1) leur vie est déjà absurde donc les fake news sont moins choquantes pour elles
2) c’est confortable, et plus facile de suivre une structure qui répond à tes besoins, et prônent solidarité et sociabilité : et là, les églises évangéliques sont très fortes.

Il nous faut donc nous aussi créer des mouvements de solidarité : la sociabilisation via les représentations de théâtre.

2) LES PERSONNAGES SCINDES : Julian nous propose d’explorer ce concept. Pour cela, voici des exercices 2 par 2, en mode foire. (c’est-à-dire que tout le grand groupe travaille simultanément).

Le Samouraï.
Duel (sans parole) de deux samouraïs : chacun est terrifié par l’autre et pense que l’autre est plus fort, mais chacun veut combattre.

Attirance et peur.
Un couple d’adolescent·es du même genre s’aime mais aucun·e ne s’est révélé·e à l’autre. Iels ont peur de se montrer et en même temps sont très attiré·es par l’autre.

Avec quelqu’un qu’on déteste, convaincre un auditoire.
Peu importe le thème, on doit convaincre un public (fictif) aux côtés de quelqu’un qu’on ne supporte pas. Les deux personnes se coupent la parole, essaient de reprendre le focus, mais en tentant de ne pas montrer leur antagonisme au public.

Garder bonne figure.
Couple séparé depuis 3 semaines, resté en couple pendant 4 ans. Une personne n’en pouvait plus, elle est partie. L’autre personne est extrêmement malheureuse, ne dort plus etc. C’est la première fois que le couple se revoit. La personne malheureuse ne veut rien montrer de sa souffrance. L’autre personne n’a ni angoisse, ni volonté de contredire, elle est juste tranquille, « gentille ».
Dans cette improvisation, on utilise un objet important (ou qui le fut) : des clés, une lettre, un bibelot, peu importe. A un moment donné, par hasard, ils entendent… “leur” musique ! Celle qu’ils ont tant écoutée ensemble ! La personne malheureuse s’en rend compte, l’autre pas du tout.

L’employé des pompes funèbres.
Il est en totale empathie avec une personne qui pleure son grand-père devant le cercueil, et qui réagit de manière très extravertie, avec cris et pleurs. Mais par sa fonction, il doit le faire « dégager » sans tarder car un autre corps arrive !

Un·e ado annonce son homosexualité à un de ses parents.
L
e parent lui répond en apparence en acceptant, mais au fond de sa pensée et de ses convictions (et donc dans son discours) il est totalement homophobe.

COMMENTAIRES : Les contradictions ont toujours été utilisées pour construire des histoires. Pour Brecht : l’acteur qui incarne un personnage ivre ne joue pas l’ivresse mais la tentative de cacher l’ivresse. On peut voir dans “Ventres glacés” de Brecht une séquence (du film) qui montre bien la contradiction du personnage.

Un exemple clair de personnage scindé.
Dans“mère courage” de Brecht, cette mère de trois enfants, pour survivre et leur donner à manger, profite du marché désorganisé en temps de guerre, en vendant diverses marchandises avec une charrette à bras, que ses fils l’aident à tirer. Ils rencontrent des soldats qui s’intéressent au plus âgé et prêchent pour l’enrôler. Elle veut éloiger son fils, pour le sauver, mais un des soldats la retient longuement en lui achetant quelque chose (vendre est indispensable pour elle). Pendat ce temps, l »autre soldat parvient à emmener le jeune…
Comme mère elle doit nourrir ses enfants (donc rester et vendre)
Comme mère elle doit les protéger de l’enrôlement (donc partir, éviter ces soldats)

Ce type de scène permet de sortir du strict « inter-individuel » (la relation mère – le soldat) sans pour autant rentrer dans une scène didactique avec des statistiques.
Notre exercice de base à l’ETP : créer des images contradictoires. On essaie ?

Trois groupes préparent une scène amenée par le vécu d’un·e participant·e.
1) A l’hôpital:
Vouloir faire bien son métier en tant que soignant·e (accompagnement et soin) et en être empêché·e par le temps et les moyens humains qui manquent. Une infirmière accueille et accompagne une personne hospitalisée très angoissée, qui se sent au bord de la mort. Elle reste au bord de son lit, mais pendant ce temps là, la sonnette du voisin retentit, puis on entend celui-ci appeler et répéter « vite, vite, ma poche de transfusion est vide » Un « cadre de santé » surgit et dit au soignant “Enfin ! Faites votre boulot”. « Je peux pas être à deux endroits en même temps, aidez moi ! »
« Ce n’est pas mon travaii, et du travail, je n’en manque pas, moi non plus !”
COMMENTAIRE : la contradiction est liée à l’organisation du travail : ce n’est pas un manque de volonté, c’est l’organisation concrète de ma profession qui se contredit : Je dois réconforter ET soigner. On peut ainsi considrer que le cadre de santé est lui aussi scindé.

2) A l’école :

  • Un enfant « en situation de handicap » aujourd’hui son AESH est absente. L’institutrice se retrouve devant la crise d’angoisse de l’enfant, tout en ayant le groupe classe à gérer, la continuité des programmes, du cours à assurer…
  • COMMENTAIRES :
    -Quelle est la réalité et comment s’exerce-t-elle, à propos de la contrainte à continuer le programme à l’école ?
  • -L’ensemble des besoins des enfants ne peut pas être couvert. Comme dans la première scène.
  • -Quelques idées pour enrichir la scène :
    Le système et les programmes peuvent être représentés par les inspecteurs. Ou par la directrice, qui reprocherait à l’enseignante soit le choix de faire des jeux avec les enfants (l’enfant angoissé à bras) soit de laisser la classe étudier en « autonomie » pendant qu’elle tente de rassurer celui-ci.

3) La subvention pour les ateliers théâtre :

  • Réunion. La Directrice du Centre Social dit à l’intervenante théâtre : “C’est super votre travail, on veut continuer à bosser avec vous. Mais je n’ai plus de budget”. Le fonctionnaire territorial dont dépend la subvention arrive et annonce : cette année, “lutte contre la radicalisation ET prévention des addictions”. Le projet est à déposer sous 3 jours, en co-création avec les parents.
    Combien d’heures en tout ? (très peu). A réaliser dans les 5 mois à venir, avec un spectacle à la fin, pour que « les parents prennent conscience des problèmes de leurs enfants ».
    L’intervenante : “ok pour des ateliers avec les jeunes, mais pour un spectacle, il faudra voir avec eux ».
    Scène suivante : une ado annonce “Je veux pas faire de spectacle.”
    La directrice demande à l’intervenante de défendre le projet devant la jeune, « vous pourriez faire des ateliers intéressants avec les jeunes et puis, hop, une présentation drôle avec les parents, allez ! Vous savez si bien faire !… » Comprenez qu’il le faut, sinon je n’aurai pas le budget ». COMMENTAIRES :

– Une injonction paradoxale : faites ça, mais on ne vous donne pas les moyens.
– Le pire, c’est que si on accepte et on arrive quand même à le faire, alors on justifie qu’on peut faire mieux avec moins.

  •  

De l’mportance de construire des images
D’abord parce que cela permet de montrer comment on est soumis à des processus dont on est conscient ou pas. L’image montrée peut créer la distance et aider à la prise de conscience.
Exemple : Comment montrer le problème de l’esclavage sans le réduire aux actions des maîtres face aux esclaves ?
Dans les scènes de tout à l’heure, il y a une condition sociale qui ne permet pas de sortir de la contradiction. L’oppression fait que le personnage est scindé. .

Quelques exemples et réflexions :
Au Brésil, dans une scène, la poiice arrête un Indigène en amazonie. Spontanément, on se dit qu’il s’agit d’un banal abus de pouvoir raciste. Mais cette homme vit de la destruction de la forêt, et donc contrevient à la loi !
La situation est telle qu’on vit aussi de ce qui nous détruit. Ce qui engendre la folie.
-Les vignerons mettent des pesticides et leurs enfants naissent avec une maladie.
-En France, le travail social construit lui-même des catégories. Jusqu’à parfois étiquetter des enfants « neuro-atypiques » pour gagner des droits liés à ces pathologies et continuer à survivre. Ainsi il faut parfois trouver des raisons médicales pour pouvoir être demandeurs d’asile et rester en France. Pour cela il faut donc se montrer « malade ».

L’opprimé est-il conscient de ce qui lui arrive ?
Dans les théâtre forums, c’est souvent le cas. Là, la proposition n’est pas forcément le cas. Ainsi dans Brecht la “mère courage” veut vivre de la guerre sans payer son dû à la guerre. Elle cherche aussi son enfant que l’on sait mort. Le personnage ne comprend pas ce qui se passe, mais le public, lui, comprend.
On n’a pas forcément besoin de modèles sur scène qui donnent de l’espoir, et qui ainsi proposent au public des modèles à suivre.
On peut aussi monter des spectacles de forum où il n’y a pas que des scènes d’interventions. Ces scènes d’interventions ne sont pas des face à face entre l’opprimé et le grand oppresseur.
A l’ETP, nous proposons en atelier des scènes modèles, et demandons aux participants de construire leurs propres scènes à partir de ces modèles.

A propos des « subversifs soumis ».

Penser les possibles alliés comme des subversifs/soumis nous permet de faire des forums sur la construction d’alliances et ses difficultés. Ceci, plutôt que sur la confrontation directe entre un opprimé et les grands oppresseurs.

Exemple : Je ne fais rien contre la gentrification des favellas parce que ça me rapporte quelque chose : des norvégiens y achètent des maisons, une boîte de nuit s’y installe, jamais il n’a été dépensé autant d’argent dans la favella… Le conducteur de moto-taxi gagne pas mal d’argent avec ce type de clients, mais il participe ainsi à la destruction du milieu de vie de sa propre famille.
But du théâtre forum :
Pour l’ETP, le but n’est pas que ça se résolve sur scène, mais que ça crée de la mobilisation. Pour nous, le TO cherche à rassembler les classes populaires pour lutter contre les oppressions. Augusto Boal : “C’est plus important une bonne discussion qu’une bonne solution”
Les oppressions dont souffrent les gens ne peuvent pas se résoudre à l’échelle individuelle. Le problème n’a pas commencé dans la salle de l’atelier, comment pourrait-il se terminer dans cette salle ? Augusto Boal : “C’est plus important une bonne discussion qu’une bonne solution.”
Attention : on peut faire des TF qui « tournent bien », qu’on joue souvent, mais qui n’ont pas de liens avec les conjonctures sociales et politiques, donc peu d’impact… On ne joue pas de spectacle simplement pour jouer, mais pour contribuer à l’alliance entre mouvements sociaux.

Un théâtre de guérilla se pose la question :
Quelle est la conjoncture sensible ? Comment se positionner ?

Notes mises en forme par JF Martel, relues et complétées par Julian Boal, à partir des notes de Carole de la Cie les incarnées (Lyon) et pas de Béatrice Charreton, comme annoncé ! (désolé de cette erreur d’attribution !) Merci à elle.

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